Même pas peur
Les deux conférences Moonshot de mercredi et jeudi derniers ne portaient pas sur les mêmes sujets ni les mêmes thèmes, elles ont pourtant convergé vers un même point : la disruption numérique bouleverse le monde d’avant, les tensions de toutes sortes s’amplifient et c’est la cohésion sociale de notre pays qui se retrouve ainsi en péril. Mounir Mahjoubi, président du Conseil National du Numérique et Bernard Stiegler, directeur de l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou ont tous deux rappelé les enjeux et les pistes qu’il faudrait suivre pour ne pas sombrer dans le luddisme et le refus impossible de cette nouvelle ère.
Le sens des mots
Il est toujours utile de se référer à l’étymologie ou l’histoire d’un terme, c’est ce qu’a fait Bernard Stiegler jeudi 8 septembre. Or si l’on associe souvent disruption à l’idée de bouleversement d’un modèle économique, social, culturel, rien que de très logique pour le philosophe qui rappelle que « « to disrupt » en anglais veut dire « bouleverser », tout simplement ».
La stratégie du choc
« En français, poursuit-il, « disruption » est un mot qui n’existe pas sauf en physique nucléaire – un moment dans une réaction en chaîne – mais depuis 1997 et le livre de Jean-Marie Dru, « disruption » en français est devenue une stratégie de marketing et de développement industriel, pour tétaniser ses adversaires par des innovations tellement stupéfiantes qu’elle les paralyse ».
Penser la vitesse
« Le web, en donnant accès à Internet au grand public, a créé un phénomène de disruption c’est-à-dire une très grande accélération de l’innovation, sans oublier toutes les technologies de hacking qui cassent du code mais pas seulement… La disruption revient à prendre de vitesse un certain nombre de processus ».
Innovation is not disruption
« Entendons-nous bien, je n’ai rien contre l’innovation, souligne Bernard Stiegler… Au contraire, je dirige un institut de l’innovation, je suis un théoricien de l’innovation (…) Ce que je dis, c’est que l’innovation (…) est ce qui permet le développement de la société, pas de la casser. Il faut passer à l’ère des post-hackers ».
Ne nous affolons pas
Il faut donc, comme le disait Thierry Keller en préambule de la conférence de la veille avec Mounir Mahjoubi, chercher à récréer du sens dans un pays disrupté par la révolution numérique. Que l’on ait perdu espoir, persuadé que « c’était mieux avant » ou que l’on se pose au-moins beaucoup de questions sur l’automatisation des industries et des services qui s’accélère, « c’est presque normal, pour reprendre les termes du président du Conseil National du Numérique. Nous avons en face de nous peut-être la plus grosse révolution industrielle en cours ».
Des chiffres et des hommes
Or « ce n’est pas « mal » en soi de remplacer un processus qui marche mal par un processus qui marche mieux. En revanche ce qui est « mal », c’est de ne pas réfléchir aux par exemple 60 personnes qu’une entreprise s’apprête à licencier parce qu’elle a implémenté un logiciel d’automatisation ».
Les préconisations du CNNum
Mounir Mahjoubi a d’ailleurs rappelé les thèses du rapport « Travail, emploi, numérique : les nouvelles trajectoires » du CNNum remis à Myriam El Khomri, ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue social. Il a rappelé en particulier tout l’intérêt du Compte Personnel d’Activité (CPA) dans un monde qui vient où l’emploi salarié ne sera plus la norme. « Un CPA qui n’a pas grand-chose à voir avec celui de la dite loi El Khomri », a-t-il précisé…
Anticiper les conséquences de l’uberisation
Ce CPA serait comme « un « compteur de points de tout ce qu’on a fait dans sa vie, aussi bien du bénévolat que du salariat, de l’entrepreneuriat que de tout ce qui contribue au « commun » et qui ouvrira le droit à la formation, au chômage etc ». Ce CPA implique une révolution de l’assiette des cotisations sociales mais crée une des conditions majeures pour « libérer les talents et n’exclure personne alors que les industries sont heurtées de plein fouet par la révolution numérique, les unes après les autres ».
Revenu universel
« L’hyper optimisation des processus de production de biens et de services amène une autre question : est-ce qu’il y aura assez d’emploi salarié pour tout le monde ? Imaginons un monde où ¾ des produits et services seront produits par des automates… Cela amène évidemment à envisager la création du revenu universel. Celui-ci n’a rien à voir avec le RSA, encore faut-il savoir où placer le curseur, le montant de ce revenu ».
Post-hacking
Pour reprendre le titre du peut-être plus célèbre et récent livre de Bernard Stiegler, « L’emploi est mort, vive le travail », le travail peut être entendu comme contribution au développement positif de nos sociétés. Soyons des acteurs du changement, comme le dit aussi Mounir Mahjoubi : « on peut décider aux niveaux individuel et collectif de ce qui va changer, c’est à nous de décider. » Manière de faire écho à Bernard Stiegler et son souhait de passer à l’ère des post-hackers.
Co-construire
Autrement dit : cesser la casse, re-construire en collaborant mieux, développer la société et l’économie du savoir collaboratif. Les étudiants ont pitché leurs idées de projets à chaque fin de journée de ces très riches conférences matinales. Bien évidemment, on y reviendra.